CHAPITRE 29
Le bureau de Jakob Sonnenfeld, personnage légendaire de réputation planétaire – le grand chasseur de nazis avait posé pour la couverture d’une multitude de magazines, fait l’objet d’innombrables portraits et documentaires et avait même effectué de brèves apparitions dans des films -, était situé dans un petit immeuble lugubre et relativement moderne de Salztorgasse, une rue sans attrait, remplie de magasins de vente au rabais et de cafés sinistres. Le numéro de téléphone de Sonnenfeld figurait dans l’annuaire de Vienne mais aucune adresse n’était indiquée ; Ben l’avait appelé vers 8 heures 30 ce matin-là, surpris qu’on lui réponde. Une femme à la voix bourrue lui demanda de quel genre d’affaire il s’occupait, et pourquoi il désirait voir le grand homme.
Ben lui répondit qu’il était le fils d’un survivant de l’Holocauste et qu’il se trouvait à Vienne pour effectuer des recherches personnelles sur le régime nazi. Par principe, il voulait s’en tenir aux faits connus. Il fut encore plus surpris lorsque la femme consentit à lui fixer un rendez-vous dans la matinée.
La nuit précédente, Anna Navarro lui avait indiqué quelques « tangentes » comme elle les appelait, des petits trucs de métier auxquels il pourrait recourir afin de semer d’éventuels poursuivants. Après avoir vu l’homme au visage rubicond et aux sourcils touffus, il avait emprunté un chemin détourné puis était revenu plusieurs fois sur ses pas, avait traversé la rue sans crier gare, s’était engouffré dans une librairie dont il avait arpenté les rayons, histoire de laisser passer un peu de temps. Apparemment, l’homme avait perdu sa trace, à moins que, pour une raison ou une autre, il ait préféré éviter de se faire repérer de nouveau.
Il arriva devant l’immeuble de Sonnenfeld sur Salztorgasse, sonna à la porte pour qu’on lui ouvre et prit l’ascenseur qui le conduisit au troisième étage où un gardien solitaire lui fit signe de passer. Une jeune femme l’accueillit et lui désigna un siège inconfortable, dans un vestibule aux murs tapissés de plaques, de récompenses et de témoignages en l’honneur de Sonnenfeld.
Pendant qu’il attendait, il sortit son téléphone digital et laissa un message à Oscar Peyaud, l’enquêteur basé à Paris. Puis il appela l’hôtel qu’il avait si cavalièrement quitté la nuit précédente.
« Oui, Mr. Simon, répondit le standardiste sur un ton qui le surprit par sa familiarité déplacée. Oui, monsieur, il y a un message pour vous – il provient, si vous voulez bien attendre, oui, d’un certain Hans Hoffman. Il dit que c’est urgent.
– Merci, dit Ben.
– S’il vous plaît, Mr. Simon, veuillez ne pas raccrocher. Le directeur vient de me signaler qu’il souhaiterait vous parler. »
Le directeur de l’hôtel s’empara du combiné. S’il avait suivi son premier réflexe, Ben aurait coupé la communication ; mais, pour l’instant, il était plus important de savoir ce que l’homme avait en tête, son rôle éventuel dans cette affaire.
« Mr. Simon, dit le directeur d’une voix de basse puissante et autoritaire, l’une de nos femmes de chambre me dit que vous l’avez menacée et, pis encore, il y a eu un incident ici la nuit dernière, assorti d’une fusillade. La police souhaite que vous reveniez immédiatement ; elle veut vous interroger. » Ben appuya sur le bouton Fin. Rien d’étonnant à ce que le directeur désire lui parler. Il y avait eu des dégâts dans l’hôtel ; l’homme n’avait fait que son devoir en prévenant la police. Mais quelque chose dans sa voix, la brusque arrogance de qui se sent soutenu par la force publique, alarma Ben.
Que lui voulait donc Hoffman, le détective privé ? La porte du bureau de Sonnenfeld s’ouvrit, un petit vieillard voûté apparut et, d’un geste presque imperceptible, invita Ben à s’approcher. Il lui donna une poignée de main tremblotante avant de s’asseoir derrière un bureau en grand désordre. Jakob Sonnenfeld avait une moustache grise en broussaille, un visage ouvert, de grandes oreilles et des yeux humides, bordés de rouge, aux paupières tombantes. Il portait une cravate d’une largeur démodée, nouée avec maladresse, et un gilet de laine marron mangé aux mites sous une veste à carreaux.
« Beaucoup de gens s’intéressent à mes archives, déclara Sonnenfeld abruptement. Certains pour de bonnes raisons, d’autres pour de moins bonnes raisons. Et vous ? »
Ben s’éclaircit la gorge, mais Sonnenfeld ne lui laissa pas le temps de répondre.
« Vous dites que votre père est un survivant de l’Holocauste. Tiens donc ! Il en subsiste des milliers. Pourquoi mon travail vous intéresse-t-il tant que cela ? »
Est-ce que je joue franc-jeu avec cet homme ? se demanda-t-il.
« Vous chassez les nazis depuis des dizaines d’années maintenant, commença-t-il sans préambule. Vous devez les haïr de tout votre cœur, comme moi. »
Sonnenfeld fit un geste de dénégation.
« Non. Je n’ai pas de haine en moi. Je n’aurais jamais pu accomplir la mission que je me suis fixée voilà plus de cinquante ans, si j’avais été mû par la haine. Elle m’aurait rongé de l’intérieur. »
L’humilité de Sonnenfeld déclencha aussitôt en Ben un certain scepticisme mâtiné d’embarras.
« Il m’arrive de penser que ces criminels de guerre ne devraient pas être laissés en liberté.
– Mais ce ne sont pas vraiment des criminels de guerre, n’est-ce pas ? Un criminel de guerre commet ses forfaits dans le cadre d’une opération militaire, nous sommes bien d’accord ? Il tue et torture afin de contribuer à la victoire de son camp. Mais dites-moi : les nazis avaient-ils besoin de massacrer et de gazer des millions d’innocents pour gagner ? Bien sûr que non. Ils l’ont fait pour des raisons idéologiques, voilà tout.
Pour nettoyer la planète, croyaient-ils. C’était inutile. Cette activité annexe a englouti des sommes folles normalement destinées à l’Armée. Je dirais que leur campagne de génocide a compromis leur effort de guerre jusqu’à leur défaite. Non, ces gens n’étaient certainement pas des criminels de guerre.
– Comment faut-il les appeler, dans ce cas ? » demanda Ben qui comprenait enfin.
Sonnenfeld eut un sourire qui fit étinceler quelques dents en or.
« Des monstres. »
Ben prit une profonde inspiration. Il devrait faire confiance au vieux chasseur de nazis. C’était la seule manière de s’assurer sa coopération. Sonnenfeld était trop intelligent.
« Permettez-moi de vous parler sans détours, Mr. Sonnenfeld. Mon frère – mon frère jumeau, l’ami le plus proche que j’aie jamais eu – a été assassiné par des gens qui, selon moi, sont en relation avec certains de ces monstres. »
Sonnenfeld se pencha en avant.
« Vous me voyez perplexe, articula-t-il. Vous et votre frère êtes beaucoup trop jeunes pour avoir connu la guerre.
– La chose s’est passée il y a une semaine seulement », précisa Ben.
Sonnenfeld fronça les sourcils, ses yeux se plissèrent. L’image même du doute.
« Qu’est-ce que vous racontez ? Cela n’a aucun sens. »
Ben lui exposa les découvertes de Peter.
« Si ce document a retenu l’attention de mon frère, c’est que l’un des administrateurs était notre propre père. » Il fit une pause. « Max Hartman. »
Silence de mort. Puis : « Ce nom me dit quelque chose. Il a donné beaucoup d’argent pour de bonnes causes.
– Durant l’année 1945, l’une de ces causes s’appelait Sigma, poursuivit Ben d’une voix lapidaire. À part lui, cette société comptait de nombreux industriels occidentaux et une petite poignée d’officiers nazis. Le trésorier portait le titre d’Obersturmfùrher et se nommait Max Hartman. »
Les yeux chassieux de Sonnenfeld ne clignèrent pas. « Extraordinaire. Vous avez bien dit "Sigma", n’est-ce pas ? Dieu du ciel. »
« Je crains que ce ne soit l’histoire classique, dit le visiteur à la veste de cuir noir.
– Votre épouse », suggéra le détective privé, avec un clin d’œil.
L’homme sourit d’un air penaud.
« Elle est jeune et très jolie, non ? »
Un soupir.
« Si.
– Les jolies femmes sont les pires, déclara Hoffman en jouant la solidarité masculine. Je vous conseillerais de l’oublier purement et simplement. Vous ne pourrez plus jamais lui faire confiance. »
L’œil du visiteur semblait braqué sur l’ordinateur portable dernier cri.
« Pas mal, fit l’homme.
– Je ne sais pas comment je faisais avant de l’avoir, dit Hoffman. Je ne suis pas un as de la technique, mais il est facile à utiliser. Aujourd’hui plus besoin de classeurs. Tout est rangé là-dedans.
– Ça vous ennuie si je jette un œil ? »
Hoffman hésita. Il ne savait pas d’où sortait ce type – ce pouvait très bien être un voleur, après tout. Il le regarda de nouveau, considéra ses larges épaules, ses hanches étroites. Pas un gramme de graisse. Sans avoir l’air de rien, en se servant de son coude, il entrouvrit le long tiroir de métal de son bureau, juste au-dessus de ses cuisses, et vérifia que le Glock s’y trouvait.
« Une autre fois peut-être, lâcha Hoffman. Il contient tous mes dossiers confidentiels. Bien, donnez-moi je vous prie quelques détails au sujet de votre jeune et charmante épouse et du salopard qu’elle s’envoie.
– Pourquoi ne l’allumez-vous pas ? » demanda le visiteur. Hoffman leva les yeux et l’observa intensément. Ce n’était pas une question mais un ordre.
« Qu’êtes-vous venu faire ici ? » s’écria Hoffman une seconde avant de se rendre compte qu’il était en train de fixer le canon d’un Makarov muni d’un silencieux.
« Allumez cet ordinateur, dit l’homme sans hausser le ton. Ouvrez vos fichiers. »
« Je vais vous dire une chose. Ce document n’était pas censé sortir des tiroirs, dit Sonnenfeld. C’est un formulaire à usage interne, destiné à une banque suisse, un point c’est tout. Pour les gnomes de Zurich uniquement.
– Je ne comprends pas.
– Sigma a longtemps fait l’objet d’une légende. Mais on n’a jamais mis la main sur le début de preuve qui aurait permis d’esquisser l’ombre d’une supposition. Je le saurais. Croyez-moi.
– Enfin, jusqu’à présent, n’est-ce pas ?
– À ce qu’il semble. De toute évidence, c’est une entreprise fictive. Une façade, une ruse – un moyen pour des industriels des deux bords de s’assurer une paix séparée, quels que soient les termes de l’armistice. Elle n’a peut-être jamais eu de réalité matérielle en dehors du papier découvert par votre frère.
– Vous parlez d’une légende, j’aimerais bien que vous me la racontiez.
– On a prétendu que des hommes d’affaires et des politiciens de haut vol s’étaient secrètement alliés pour organiser le transfert des biens innombrables volés à la Mère patrie. Tous les adversaires d’Hitler n’étaient pas des héros, je ne vous apprends rien. Nombre d’entre eux étaient des hommes froidement pragmatiques. Ils savaient que l’effort de guerre était condamné et à qui en revenait la faute. Ce qui les inquiétait le plus, c’était la perspective du rapatriement, de la nationalisation. Ils devaient s’occuper de leurs propres empires. Des empires industriels. De tels projets ont bel et bien existé. Les preuves ne manquent pas. Mais nous avons toujours cru qu’ils étaient restés à l’état de projets. Et que presque tous ces gens étaient morts et enterrés depuis des lustres.
– Vous avez dit "presque tous ces gens", répéta Ben d’un ton sec. Parlez-moi de ces quelques administrateurs qui sont apparus dans vos recherches. Les nazis. Gerhard Lenz. Josef Strasser. » Il observa une pause avant de prononcer le dernier nom. « Max Hartman. »
Sonnenfeld garda un instant le silence en enfouissant sa tête dans ses larges mains crevassées.
« Qui sont ces gens ? » dit-il comme s’il se parlait à lui-même. Une question de pure rhétorique. « C’est bien ce que vous voulez savoir ? En guise de réponse, moi aussi je vais vous poser une question, toujours la même : Pourquoi voulez-vous savoir ? »
« Posez cette arme, lança Hoffman. Ne faites pas l’idiot.
– Fermez le tiroir du bureau, dit l’intrus. Je vous ai à l’œil. Au premier geste déplacé, je n’hésiterai pas à vous tuer.
– Dans ce cas, vous n’accéderez jamais à mes fichiers, lança Hoffman d’un air triomphant. L’ordinateur est équipé d’un dispositif d’identification biométrique – un scanner d’empreintes digitales. Sans mes empreintes, personne ne peut se connecter. Donc vous voyez, il serait vraiment stupide de votre part de me tuer.
– Oh, je n’ai pas besoin d’en arriver à cette extrémité », répondit le visiteur d’un ton serein.
« Connaissez-vous la vérité sur mon père ? demanda Ben. Je me disais que vous auriez pu constituer un dossier sur un survivant aussi prestigieux et – pardonnez-moi – un éventuel mécène. Vous étiez mieux placé que quiconque pour percer à jour ses mensonges. Vous disposez de toutes les listes des victimes des camps de concentration, la base de données la plus exhaustive qui soit. C’est pourquoi je dois vous demander ceci : Connaissiez-vous la vérité au sujet de mon père ?
– Et vous ? répliqua sèchement Sonnenfeld.
– J’ai vu la vérité noir sur blanc.
– Vous avez vu du noir et du blanc, oui, mais vous n’avez pas vu la vérité. Une erreur de débutant. Pardonnez-moi, Mr. Hartman, mais dans ce domaine, les choses ne sont ni toutes blanches ni toutes noires. La situation à laquelle vous êtes confronté comporte des ambiguïtés qui me sont très familières. Je ne sais pas grand-chose du cas de votre père, mais par malheur il s’agit d’une histoire fort banale. Préparez-vous à entrer dans le royaume du clair-obscur. Un royaume où règnent les ombres et le flou éthique. D’abord, sachez que lorsqu’un Juif avait de l’argent, les nazis ne demandaient pas mieux que de traiter avec lui. Cela fait partie des vilains secrets de la guerre dont les gens parlent rarement. Il arrivait de manière fréquente que des Juifs fortunés payent pour s’assurer une certaine sécurité. Les nazis acceptaient leur or, leurs bijoux, leurs valeurs, tout était bon. De l’extorsion pure et simple. Ils avaient même établi un barème de prix – trois cent mille francs suisses pour une vie ! L’un des Rothschild a troqué ses aciéries contre sa liberté – il en a fait don aux Œuvres Hermann Gœring. Mais vous ne lirez jamais rien à ce sujet. Personne n’en parle. Je vous citerai l’exemple d’une famille juive hongroise, des gens très riches, les Weiss – ils possédaient des affaires dans vingt-trois pays à travers le monde. Ils ont donné toute leur fortune aux S S. En échange, on les a fait passer en Suisse et ils ont eu la vie sauve. » Ben était bouleversé. « Mais un Obersturmfuhrer… – Un Obersturmfuhrer juif ? Vous y croyez vraiment ? Un peu de patience, je vous prie. » Sonnenfeld fit une pause avant de poursuivre.
« Je peux vous parler d’un colonel SS, Kurt Becher, qui était chargé de traiter des affaires comme celle-là pour le compte de Eichmann et de Himmler. Becher a passé un accord avec un Hongrois, le Dr Rudolph Kastner – mille sept cents Juifs à mille dollars pièce. Tout un train. À Budapest, des Juifs se sont battus pour monter dedans. Vous n’ignorez pas que votre famille avait de l’argent avant la guerre, n’est-ce pas ? Quand on s’appelait Max Hartman, tout fonctionnait très simplement. Un jour l’Obergruppenfuhrer Becher vient vous voir. Vous passez un marché. À quoi bon être riche si vous êtes mort ? Alors vous payez pour sauver votre famille. Vos sœurs, vous. On ne s’embarrassait pas de considérations éthiques. On faisait l’impossible pour rester en vie. »
Ben n’avait jamais imaginé son père en jeune homme apeuré et désespéré. Les pensées se pressaient dans son esprit. Sa tante Sarah était morte avant sa naissance, mais il se souvenait de sa tante Leah, qui avait disparu alors qu’il était au lycée ; une femme menue, douce et gentille, qui coulait des jours paisibles à Philadelphie où elle tenait une bibliothèque. L’affection qu’elle avait pour son frère était réelle mais elle reconnaissait aussi qu’il possédait une grande force de caractère ; elle s’en remettait à lui pour toutes choses. Elle n’était pas femme à dévoiler les secrets qu’on lui confiait.
Mais son père – que gardait-il au fond de lui ?
« Si ce que vous dites est exact, pourquoi ne nous en a-t-il jamais parlé ? demanda Ben.
– Vous pensez vraiment qu’il avait envie de vous raconter cela ? » Ben décela une pointe de dédain dans la voix de Sonnenfeld.
« Vous pensez peut-être que vous étiez capable de comprendre ? Des millions de gens brûlés dans les fours et, pendant ce temps-là, Max Hartman débarque en Amérique, juste parce qu’il a la chance d’être plus riche que ces malheureux ? Quand on a vécu cela, on n’en parle jamais à personne, mon ami. On fait de son mieux pour tenter d’oublier. Ces choses-là, je les connais parce que c’est mon boulot, mais il vaut mieux les laisser dans l’ombre. »
Ben ne savait que répondre, alors il se tut.
« Même Churchill et Roosevelt – Himmler leur a fait une offre, vous savez. En mai 1944. Il était prêt à leur remettre tous les Juifs détenus par les nazis, à condition que les Alliés leur donnent des camions en échange. Un camion pour cent Juifs. Les nazis proposaient de démanteler les chambres à gaz, d’arrêter le génocide sur-le-champ – tout cela pour les quelques camions dont ils avaient besoin contre les Russes. Les Juifs étaient à vendre, mais Himmler n’a pas trouvé preneur ! Roosevelt et Churchill ont dit non, ils n’avaient pas l’intention de livrer leur âme au diable. Facile à dire pour eux, non ? Ils auraient pu sauver un million de Juifs européens. Certains dirigeants juifs se sont évertués à faire accepter ce marché. Vous voyez, vous parlez de moralité, mais ce n’était pas si simple, hein ? » Sonnenfeld s’exprimait d’un ton amer.
« À présent, il est facile de donner des leçons de morale. Mais le résultat de tout cela c’est que vous êtes ici aujourd’hui. Si vous existez, c’est parce que votre père a passé ce marché répugnant pour sauver sa vie. »
Dans l’esprit de Ben surgirent deux images de son père, celle du frêle vieillard de Bedford et celle du jeune homme énergique aux traits ciselés figurant sur la photo en noir et blanc. Par quoi avait-il dû passer pour en arriver là ? Quels autres secrets avait-il tenus enfouis ?
« Mais cela ne résout pas la question du nom inscrit sur ce document, suggéra Ben, un nom qui l’identifie comme un SS…
– Ce n’est qu’une façade, j’en suis sûr.
– Ce qui veut dire ?
– Que savez-vous de votre père ? »
Bonne question, songea Ben.
« De moins en moins de choses, semble-t-il. » Max Hartman, l’homme puissant et intimidant, qui présidait son conseil d’administration avec l’assurance d’un gladiateur entrant dans l’arène. Tenant Ben à bout de bras pour le faire sauter dans les airs, quand il avait six ans. Lisant le Financial Times au petit déjeuner d’un air distant, inaccessible.
J’aurais tant voulu mériter son amour, son respect ! Et quand il m’approuvait, ce qu’il faisait si rarement, quel ravissement c’était pour moi !
Cet homme avait toujours été une énigme.
« Je peux vous dire une chose, fit Sonnenfeld d’un air impavide. Quand votre père était jeune, il s’était déjà bâti une solide réputation dans les cercles financiers allemands. On parlait de lui comme d’un génie. Mais il était juif. Au début de la guerre, lorsqu’on a commencé à déporter les Juifs, on lui a proposé de travailler pour la Reichsbank. Les nazis le chargèrent de concevoir un système financier complexe destiné à déjouer l’embargo mis en place par les Alliés. On lui a donné ce titre SS comme couverture, en quelque sorte.
– On peut donc en conclure qu’il a contribué à financer le régime nazi », répliqua Ben d’une voix monocorde. Ce n’était pas une surprise, mais il sentit quand même son estomac se nouer en entendant que ses doutes étaient fondés.
« Malheureusement oui. Je suis sûr qu’il avait ses raisons – il subissait des pressions, il n’avait pas le choix. On l’aurait enrôlé dans le projet Sigma de toute façon. » Il observa une nouvelle pause en regardant Ben droit dans les yeux.
« Je pense que vous avez du mal à bien percevoir les nuances de gris.
– Étrange discours pour un chasseur de nazis.
– Voilà que vous recommencez avec ce refrain journalistique, s’écria Sonnenfeld. Je me bats pour la justice et dans le combat pour la justice, on doit être capable de distinguer entre le véniel et le majeur, entre l’erreur ordinaire et la vraie malfaisance. Ne vous leurrez pas : les épreuves qu’on endure ne suppriment pas ce qu’on a de meilleur en soi. »
La pièce semblait tournoyer autour de lui. Ben croisa les bras sur la poitrine et respira profondément pour tenter d’accéder à un moment de calme, un moment de clarté.
Tout à coup, il revit son père assis dans la pénombre de son bureau, dans le fauteuil bien rembourré qu’il préférait, en train d’écouter le Don Giovanni de Mozart. Souvent le soir, après dîner, Max restait seul dans le noir, pendant que Don Giovanni passait sur la chaîne stéréo. Combien cet homme avait dû se sentir seul, comme il avait dû trembler à l’idée que son horrible passé paraisse au grand jour. À sa grande surprise, Ben sentit monter en lui une vague de tendresse. Le vieil homme m’aimait à sa manière. Comment puis-je le mépriser ? Il songea alors que si Lenz en était venu à haïr son père ce n’était pas tant à cause de son ignoble passé que parce qu’il les avait abandonnés, sa mère et lui.
« Parlez-moi de Strasser », fit Ben, comprenant que seul un changement de sujet pourrait apaiser le vertige qu’il éprouvait.
Sonnenfeld ferma les yeux.
« Strasser était conseiller scientifique auprès d’Hitler. Il n’avait rien d’un être humain. Strasser était un grand savant. Il fut l’un des dirigeants d’I. G. Farben, vous connaissez I. G. Farben, la fameuse société industrielle contrôlée par les nazis ? C’est dans ce cadre qu’il a participé à la création d’un nouveau gaz se présentant sous forme de granulés, le Zyklon-B. Vous agitiez les granulés et ils se transformaient en gaz. Comme par miracle ! Ils l’ont d’abord essayé dans les douches d’Auschwitz. Une invention fantastique. Le gaz empoisonné s’élevait à l’intérieur des chambres à gaz et, pendant que le nuage montait, les plus grands marchaient sur les autres pour tenter de respirer. Mais tout le monde finissait par mourir en l’espace de quatre minutes. »
Sonnenfeld s’interrompit, le regard perdu dans le vague. Durant ce long silence, Ben entendait le tic-tac de l’horloge.
« Très efficace, reprit enfin Sonnenfeld. Tout cela grâce au Dr Strasser. Et savez-vous que, dans les années 50, Allen Dulles, le directeur de votre chère CIA, s’est fait l’avocat de I. G. Farben et son loyal défenseur ? Mais oui, je ne vous mens pas. »
Ben avait déjà entendu cette histoire quelque part, mais ne parvenait toujours pas à s’y faire. D’une voix posée, il demanda :
« Donc on peut dire que Strasser et Lenz étaient associés, dans un certain sens.
– Oui. Deux savants nazis, parmi les plus brillants et les plus cruels. On connaît Lenz pour ses expériences sur les enfants, sur les jumeaux. Un grand savant, très en avance sur son temps. Lenz s’intéressait tout particulièrement au métabolisme des enfants. Il les laissait mourir de faim pour observer la façon dont ils cessaient peu à peu de grandir. Il les soumettait au froid pour en étudier les conséquences sur leur croissance. Il tenait à ce qu’on lui envoie tous les enfants souffrant de progéria, cette horrible maladie qui se manifeste par un vieillissement prématuré. Toujours pour ses recherches. » Il poursuivit sur un ton amer : « Un joli monsieur, ce Dr Lenz. Très proche du haut commandement, bien sûr. En tant que scientifique, on lui faisait plus confiance qu’à la plupart des politiciens. On lui prêtait des "intentions pures". Lenz est parti pour Buenos Aires, comme tant d’autres nazis l’ont fait après la guerre. Avez-vous eu l’occasion de visiter cette ville ? C’est un endroit charmant. Vraiment. Le Paris de l’Amérique du Sud. Pas étonnant que tous les nazis aient choisi d’y vivre. C’est là que Lenz est mort.
– Et Strasser ?
– La veuve de Lenz connaît peut-être le domicile de Strasser mais je ne vous conseille pas de lui poser la question. Elle ne le révélera jamais.
– La veuve de Lenz ? s’écria Ben en se redressant sur son siège. Oui, en effet, Jürgen Lenz a fait allusion au fait que sa mère s’était retirée là-bas.
– Vous avez parlé à Jürgen Lenz ?
– Oui. J’en conclus que vous le connaissez !
– Ah, c’est une histoire compliquée, ce Jürgen Lenz. Je dois vous avouer qu’au départ j’ai éprouvé beaucoup de réticences à recevoir de l’argent de cet homme. Inutile de vous dire que, sans subventions, nous aurions été contraints de mettre la clé sous la porte. Dans ce pays qui a toujours protégé les nazis et qui les protège encore de nos jours, je ne reçois aucune aide de l’État. Pas un centime ! en plus de vingt ans, l’Autriche n’a pas mené un seul procès contre les nazis ! Pendant des années, on m’a considéré comme l’ennemi public numéro un. Les gens me crachaient dessus dans la rue. Quant à Lenz, eh bien, je ne voulais rien de lui parce que j’étais persuadé que son argent était sale. Mais j’ai rencontré l’homme et j’ai vite changé d’avis. Il est sincèrement engagé du côté du bien. Par exemple, il est le seul souscripteur de la fondation contre la progéria à Vienne. Il ne fait aucun doute qu’il souhaite réparer le mal commis par son père. Nous ne devons pas lui tenir rigueur de crimes dont il n’est pas coupable. »
Les paroles de Sonnenfeld résonnaient dans la tête de Ben. Le mal commis par son père. Quelle étrange similitude entre la situation de Lenz et la mienne.
« Le prophète Jérémie nous a dit, "On ne dira plus : les pères ont mangé du raisin vert et ce sont les enfants qui en ont les dents rongées ! " Quant à Ézéchiel, ses paroles sont les suivantes : "Le fils ne portera pas l’iniquité du père. " C’est on ne peut plus clair. »
Ben restait silencieux.
« Vous dites que Strasser est peut-être encore en vie.
– Mais il peut tout aussi bien être mort, répondit rapidement Sonnenfeld. Qui sait ce que sont devenus ces vieillards ? Moi-même je n’ai aucune certitude.
– Vous devez bien posséder un dossier sur lui.
– Ne comptez pas là-dessus. Seriez-vous obsédé par le fantasme de retrouver cette ignoble créature pour lui poser les questions qui vous taraudent, comme s’il était une sorte de génie de conte de fées ? » Sonnenfeld s’exprimait sur un ton évasif. « Pendant des années, j’ai été poursuivi par de jeunes fanatiques assoiffés de vengeance, frissonnant de plaisir à l’idée de répandre le sang d’un vrai, d’un authentique méchant. C’est une quête puérile qui se termine mal pour tout le monde. Je vous ai écouté et je suis persuadé que vous n’êtes pas comme eux. Mais l’Argentine est un autre pays et le scélérat est certainement mort. »
La jeune femme qui avait accueilli Ben réapparut. S’ensuivit un échange de propos murmurés.
« Un appel téléphonique urgent. Il faut que j’aille répondre », dit Sonnenfeld pour s’excuser, et il se retira dans la pièce du fond.
Ben regarda autour de lui les immenses armoires de classement couleur ardoise. Quand il avait abordé le sujet du domicile actuel de Strasser, Sonnenfeld avait semblé éluder la question. Lui cachait-il quelque chose ? Et si oui, pourquoi ?
À la façon dont Sonnenfeld s’était excusé, Ben se dit que l’appel téléphonique risquait d’être long. Peut-être assez pour lui permettre une rapide recherche. Sans réfléchir davantage, Ben s’avança vers une grande armoire à cinq tiroirs marquée R-S. Les tiroirs étaient verrouillés mais la clé reposait tout en haut du meuble : pas très élaboré comme système de sécurité, pensa Ben. Il ouvrit le tiroir du bas. S’y entassaient nombre de dossiers jaunis et de papiers en grand désordre. Stefans. Sterngeld. Streitfeld.
strasser. Le nom était écrit au stylo-plume dans une encre marron décolorée. Il entreprenait de l’extirper quand une pensée lui vint et il passa au classeur marqué K-M. Il y avait là un épais dossier concernant Gerhard Lenz, pourtant ce n’était pas celui-là qui l’intéressait mais le dossier jumeau qui se trouvait à côté – celui de sa veuve.
Il était bien enfoncé. Des bruits de pas se firent entendre : Sonnenfeld revenait, plus rapidement que Ben ne l’avait prévu ! Il tira sur le dossier, en le prenant sur les bords et, après avoir beaucoup insisté, le dégagea des autres. S’emparant de l’imperméable qu’il avait étalé sur un siège voisin, il glissa vite le dossier jauni en dessous et regagna son siège juste au moment où Sonnenfeld entrait.
« Il est dangereux d’importuner un vieillard paisible, déclara Sonnenfeld en le rejoignant. Vous pensez peut-être que ce sont des créatures édentées et racornies. Vous avez raison, certes, mais ils bénéficient d’un réseau d’alliés puissants. Aujourd’hui encore. Surtout en Amérique du Sud où ils ont de nombreux fidèles. Des assassins comme ceux qui composent le Kamaradenwerk. Ils les protègent comme les animaux sauvages protègent leurs aînés faibles et malades. Ils vont même jusqu’à tuer si besoin est – ils n’hésitent pas.
– À Buenos Aires ?
– Plus que n’importe où ailleurs. Ils ne sont nulle part aussi puissants. » Il semblait fatigué. « Voilà pourquoi je vous déconseille de vous rendre là-bas. Laissez tomber les vieux Allemands. »
Sonnenfeld se leva en vacillant.
« Voyez-vous, j’ai encore besoin d’un garde du corps vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ce n’est pas grand-chose mais nous ne pouvons pas nous permettre de dépenser plus pour ma sécurité.
– Comment faites-vous pour vivre dans une ville où les gens refusent d’affronter leur passé ? Vous pourriez vous en aller ! » s’étonna Ben.
Sonnenfeld lui posa la main sur l’épaule.
« Eh bien, voyez-vous, quand on étudie la malaria, il vaut mieux vivre au milieu des marais. Ne pensez-vous pas, Mr. Hartman ? »
Julian Bennett, chargé de missions auprès de l’Agence pour la Sécurité nationale, était assis en face de Joël Skolnik, directeur adjoint du ministère de la Justice dans le petit réfectoire réservé aux cadres supérieurs, installé au sein des quartiers généraux de la NSA à Fort Mead. Bien que Skolnik, un type efflanqué au crâne dégarni, occupât un poste supérieur au sien, Bennett ne prenait pas de gants avec lui. L’Agence pour la Sécurité nationale était structurée de telle manière que ses membres échappaient au contrôle des autres administrations. Cette relative impunité encourageait une certaine arrogance et Bennett n’était pas homme à s’en priver.
Une côtelette d’agneau trop cuite et une motte d’épinards fumants reposaient presque intactes dans l’assiette de Skolnik. Il avait perdu l’appétit depuis longtemps. L’amabilité de Bennett était un fin vernis qui, une fois gratté, révélait des manières subtiles mais autoritaires. Ses paroles raisonnaient comme une alarme.
« Vous êtes dans un sacré pétrin », lui répétait Bennett pour la énième fois. Ses petits yeux très écartés et ses sourcils clairs lui donnaient une apparence porcine.
« Je le conçois parfaitement.
– Vous êtes censé naviguer serré, ici », dit Bennett. Son assiette à lui était vide ; il avait engouffré son filet de bœuf en deux temps trois mouvements. De toute évidence, il faisait partie de ces hommes qui ne mangent que pour recharger leurs batteries.
« Et le truc que nous venons de traverser est sacrement inquiétant.
– Vous avez été clair à ce sujet », répondit Skolnik en regrettant le ton qu’il venait d’employer – un ton respectueux, frisant la veulerie. À des individus comme Bennett, il ne fallait jamais montrer qu’on avait peur. C’était comme saigner dans une eau infestée de requins.
« Vos gens ont fait preuve d’une incroyable imprudence. Il s’agit de la sécurité nationale. Nous avons tous été compromis. Quand je considère la manière dont vos équipiers se sont comportés, je ne sais si je dois rire ou pleurer. À quoi sert de verrouiller la porte de devant quand celle de derrière claque au vent ?
– N’exagérons pas. Rien n’a filtré », répliqua Skolnik. Même à ses propres oreilles, les paroles affectées qu’il venait de prononcer sonnaient comme une excuse.
« Je veux que vous m’assuriez que les problèmes se limitent à Navarro. » Bennett se pencha et tapota l’avant-bras de Skolnik d’un geste qui tenait à la fois de l’amitié et de la menace. « Et que vous emploierez tous les moyens dont vous disposez pour ramener cette femme ici.
– Cela va sans dire », fit le type du DOJ en avalant péniblement sa salive.
« Maintenant debout, rugit l’homme en agitant le Makarov dans sa main gauche.
– C’est inutile. Je ne poserai pas mon doigt sur le scanner, déclara le détective Hans Hoffman. Mainte-riant, sortez d’ici ou vous le regretterez.
– Je n’ai jamais de regrets, repartit l’homme d’un ton narquois. Debout. »
Hoffman se leva avec réticence.
« Je vous dis… »
L’intrus se leva lui aussi et s’approcha de lui.
« Je vous répète, dit Hoffman, que cela ne vous servira à rien de me tuer.
– Je n’ai pas besoin de vous tuer », fît l’homme d’un ton narquois. Sa main bougea à une vitesse fulgurante.
Hoffman vit la lueur métallique avant même de sentir l’incroyable douleur exploser au bout de son bras. Il baissa les yeux. Son index n’était plus qu’un moignon. Parfaitement sectionné. À la base de son doigt manquant, il découvrit le cercle blanc formé par l’os, entouré de chair. Dans la fraction de seconde qui s’écoula avant qu’il ne se mette à hurler, il vit le couteau de chasse acéré que tenait l’homme et remarqua, éperdu de stupeur, le doigt coupé, tombé sur le tapis, tel un déchet de viande qu’un boucher négligent aurait abandonné là.
Il beugla, un hurlement suraigu traduisant l’incrédulité, la terreur et cette souffrance inimaginable qui ne cessait de croître.
« Oh mon Dieu ! Oh mon Dieu ! Oh mon Dieu ! »
Trevor ramassa le doigt amputé et le tendit devant lui. Du côté de la coupure, le sang coulait encore.